Le monde devient gris : que révèlent nos choix esthétiques sur notre époque ?

À force de faire défiler des écrans gris, de croiser des voitures blanches, noires ou anthracite, ou d’entrer dans des boutiques au design aussi neutre qu’un PowerPoint d’entreprise, on a fini par se poser la question : est-ce que le monde devient littéralement… gris ?

Ce n’est pas juste une sensation. C’est une tendance lourde, documentée, qui s’étend à tous les pans de notre quotidien. Et ça en dit long, très long, sur notre époque.

low-angle photography of building with red, green, and white curtain wall

Un monde désaturé : quand le neutre devient la norme

Les chiffres ne mentent pas

En 2020, le Science Museum Group a analysé plus de 7 000 objets du quotidien produits entre 1800 et aujourd’hui. Résultat ? Une perte nette de couleur. Les objets fabriqués depuis les années 1900 sont devenus plus ternes, plus gris, plus… fades, osons le mot.

Et ce n’est pas qu’une histoire d’objets. L’automobile, la tech, la mode, l’architecture : tout y passe. Plus de 75 % des voitures vendues dans le monde sont grises, blanches ou noires.

Les téléphones ? Apple a fait du « gris sidéral » son emblème. Même les vêtements suivent cette logique d’uniformité neutre. Le minimalisme a conquis nos dressings autant que nos immeubles. On a remplacé les briques rouges et les volets verts par du béton et des façades immaculées.

Pourquoi cette vague de gris ? Un culte de l’efficacité

Design épuré, cerveau soulagé ?

Moins de couleurs, plus de clarté. C’est l’idée. Dans un monde où tout va vite, trop vite, on cherche la simplicité. On ne veut pas perdre une seconde à interpréter. La neutralité visuelle est devenue synonyme d’efficacité. Noir sur blanc, c’est lisible. Sobre, c’est rassurant. Uniforme, c’est standardisable. Et standard, c’est… rentable.

Ce n’est pas juste une tendance de design. C’est une logique culturelle. Un monde qui veut tout mesurer, tout maîtriser, tout optimiser. Le sociologue George Ritzer appelait ça la « McDonaldisation » : tout doit être prévisible, calculable, contrôlable.

Et la couleur, malheureusement, est perçue comme un risque. Une distraction. Un grain de sable chromatique dans la machine bien huilée de la productivité.

La mondialisation a aussi désaturé nos vies

Le même design de Tokyo à Toronto

Cette uniformité visuelle est aussi le fruit de la mondialisation. Aujourd’hui, un Apple Store à Shanghai ressemble à s’y méprendre à celui de Paris ou de New York. Même lumière, même mobilier, même neutralité désincarnée.

Le théoricien John Tomlinson parle d’« impérialisme culturel » : certaines esthétiques, principalement issues de l’Occident, s’imposent comme des normes universelles. Le minimalisme devient une langue commune, mais elle efface les accents locaux, les couleurs de terroir, les identités visuelles distinctes.

Un défi de taille pour les créatifs : comment se démarquer dans un océan de gris ?

Quand tout le monde crie en silence… qui s’entend ?

Le paradoxe est là : plus tout le monde joue la carte de la sobriété, plus il devient difficile de sortir du lot. Pour les designers, les publicitaires, les marques, c’est un vrai casse-tête.

Si la couleur est bannie, que reste-t-il ? Les formes ? Les textures ? Le mouvement ? Oui. Mais ça demande de la créativité, de la prise de risque, parfois un retour au brut, à l’organique, à l’imparfait.

Et justement, on voit poindre des contre-tendances. Le brutalisme revient en webdesign. Certaines campagnes n’hésitent plus à balancer du fluo, des typographies XXL ou des visuels saturés qui crèvent littéralement l’écran.

Peut-être qu’on a atteint un pic de neutralité. Peut-être qu’on est au bord du virage inverse.

Faut-il repeindre le monde ?

Ce glissement vers le gris n’est pas un accident de parcours. C’est le reflet d’un moment historique. Un moment où la performance, la rationalité et l’universalité ont pris le dessus sur l’émotion, l’audace, la diversité.

Mais est-ce que cela doit durer ? Rien n’est moins sûr. Parce qu’au fond, la couleur n’est pas qu’un accessoire. C’est une vibration. Un vecteur d’émotion. Un marqueur culturel. Une mémoire.

Et si la mode du gris nous en avait un peu trop éloignés, il n’est jamais trop tard pour rebrancher notre regard sur ce spectre coloré qui, disons-le franchement, nous manque un peu.

Alors designers, communicants, architectes : à vos palettes ! Il est temps de redonner un peu de vie – et un peu de jaune, de bleu ou de fuchsia – à nos murs, nos interfaces, nos villes et nos histoires visuelles.

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